Demain… les Justes ? - chronique de William Bourdon

L'avocat William Bourdon souligne dans l'article suivant de Libération publié au lendemain du 1er tour des Elections législatives 2024 que notre démocratie évolue peu à peu vers un régime autoritaire, posant ainsi la question cruciale de la désobéissance citoyenne. Il évoque notamment le droit, voire le devoir de résister, et insiste sur l'importance de réfléchir aux moyens dont disposeront les citoyens, en particulier les fonctionnaires, face à des ordres contraires à l'éthique et à l'intérêt public. Il met en exergue la notion d'«insurrection intime» telle que décrite par Vaclav Havel lorsqu'il évoque l'engagement de certains fonctionnaires sous Vichy, soulignant la pertinence et la légitimité de leur refus d'obéir à des ordres contraires à l'éthique.

Il fait également référence à des outils juridiques existants au niveau européen et national, permettant à tout citoyen de refuser d'exécuter des ordres illégaux ou contraires à l'intérêt public.

Bourdon évoque aussi les résistances quotidiennes et souligne le rôle crucial des plateformes numériques dans la diffusion des outils de résistance et désobéissance civile.

Enfin, il appelle à la création de convergences au niveau européen pour renforcer les contre-pouvoirs citoyens et souligne que chacun, à son échelle, peut être un "Juste" en osant résister et signaler les abus.

Cet article met en lumière le défi posé par l'évolution de nos démocraties et appelle à une réflexion et une action collective pour défendre l'éthique et les valeurs démocratiques.

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• Par William Bourdon Avocat au barreau de Paris

Notre démocratie se transforme sous nos yeux en un régime de plus en plus autoritaire, comme un acte préparatoire du pire. Ce qui commande de réfléchir aux outils dont disposeront les citoyens qui choisiront la désobéissance, propose l’avocat William Bourdon.


Jamais, la question du droit, sinon du devoir de désobéir, ne s’est posée dans notre démocratie avec autant d’intensité ces dernières années. A notre sidération, cette question est devenue d’une terrible intensité depuis quelques jours. Le recul des libertés publiques que connaît notre pays commande de réfléchir aux outils dont disposeront demain des citoyens ordinaires et notamment des fonctionnaires quand, mus par la seule évidence de la sauvegarde du collectif et de l’humanité, ils prendront le risque de sacrifier leur vie professionnelle.

Sentinelles de la dignité, ces citoyens agissent au nom de valeurs intangibles et immuables par le soulèvement de leur conscience, ce que Vaclav Havel appelle avec poésie et gravité l’«insurrection intime». C’est cette insurrection intime qui a conduit, sous Vichy, une minorité de fonctionnaires à prendre tous les risques et à préférer préserver leur intégrité et sauver l’honneur de la patrie plutôt qu’obéir aux ordres. Sous une tyrannie, le désobéissant devient un résistant et parfois un Juste.

Nos sociétés traversent une période sombre, l’humanité semble précipitée vers le vide, sinon l’autodestruction. Notre démocratie n’est plus simplement en crise, elle se transforme sous nos yeux en un régime de plus en plus autoritaire, comme un acte préparatoire du pire. Nous sommes arrivés à un point d’intersection crucial. Combien seront ceux qui, face à des ordres illégaux, préfèreront rejoindre le champ de l’honneur et mourir debout, ne serait-ce que professionnellement, plutôt que servir celui du déshonneur et plier le genou, éteignant définitivement toute forme de conscience ? Une anticipation, qu’il faut faire ensemble, maintenant et collectivement.

Les outils de cette désobéissance existent déjà dans le droit européen. La Cour européenne des droits de l’homme a pleinement consacré le droit pour un citoyen de refuser d’exécuter un ordre de sa hiérarchie comme celui de violer la loi en cas d’atteinte grave aux intérêts publics. L’arrêt Guja contre Moldova du 12 février 2008 a consacré pour la première fois la protection d’un fonctionnaire qui avait divulgué des informations dites compromettantes dans un contexte de pressions du pouvoir politique sur l’autorité judiciaire. Le 14 février 2023, les juges de Strasbourg ont consolidé cette position dans l’affaire Raphaël Halet contre Luxembourg. Ce lanceur d’alerte était l’une des personnes à l’origine des révélations ayant conduit aux LuxLeaks et s’était vu refuser cette protection par le juge luxembourgeois. Cette jurisprudence est un bouclier pour les désobéissants d’aujourd’hui omme le sera demain.

Notre droit national permet aux fonctionnaires de désobéir à un ordre manifestement illégal (y compris les militaires) ou de nature à compromettre gravement un intérêt public. C’est ce que prévoit l’article L.121-10 du code général de la fonction publique : «L’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public.» Le code pénal considère également irresponsable pénalement celui qui refuse d’accomplir un acte commandé par l’autorité légitime si cet acte est manifestement illégal, comme le prévoit l’article 122-4 alinéa 2 du code pénal : «N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal.»

Nous avons été quelques-uns à tenter, vainement, au bénéfice d’activistes désobéissants, de faire consacrer un nouveau fait justificatif qui sera peut-être baptisé un jour «exception de citoyenneté» ou «exception d’humanité». C’est avec plus de succès que la liberté d’expression a été invoquée pour obtenir la relaxe de certains militants dans le cadre de leur action citoyenne dans les affaires dites des décrocheurs de portraits du président de la République. Les principes protecteurs de la liberté d’expression ont été dégagés par la Cour de cassation à plusieurs reprises. Certes, cette liberté n’a jamais été aussi menacée mais elle reste le premier grand rempart invoqué par les grands désobéissants quand ils sont poursuivis.

Les responsabilités seront aussi celles des plateformes numériques qui, dans leur fonction de régulateur sont, à juste titre, vilipendées en raison de leur libertarisme irresponsable ou de leur partialité. Seront-elles capables de se mettre du côté des citoyens face à de graves dérives autocratiques dès lors qu’elles seront investies de la diffusion d’outils de la résistance et de la désobéissance civile ?

Mais la résistance commence aussi au quotidien par des actes individuels, la transmission de documents suspects aux autorités d’alerte ou par un signalement médiatique, le refus d’un ordre illicite, le soutien d’une personne ostracisée, l’opposition à la moindre conduite indigne. N’oublions pas les juges, que tant voudraient assujettir quand ils menacent un entre-soi dont ils doivent aussi se protéger eux-mêmes. Ils seront l’ultime bouclier pour ceux qui auront lancé un défi aux lois et à l’autorité et qui auront ainsi exigé le respect de principes supérieurs à une loi dévoyée et arbitraire ou à des ordres infâmes.

Tous les acteurs de la société civile doivent, dès maintenant, songer à créer, à l’échelon européen, des convergences qui seront les véritables contre-pouvoirs citoyens. Ce sont elles, demain, qui aideront ceux, perdus, à sortir de leur sidération. Ce sont elles qui devront diffuser les outils pédagogiques de résistance et procurer les appareils critiques face à l’industrie du mensonge et aux nouveaux outils de la servitude volontaire qui s’affinent sous nos yeux.

Personne ne sera obligé d’être un héros ou un désobéissant comme l’a été Jean Moulin et personne non plus ne sera obligé de reprendre ses mots : «Je ne savais pas que c’était si simple de faire son devoir quand on est en danger.» Pourtant… Est probablement venu le temps de l’intime conviction. Fonctionnaires, agents publics, citoyens, à tous ceux qui détiennent le pouvoir de résister et de signaler, à tous ceux qui savent et n’osent pas, demain sera peut-être l’heure d’un choix existentiel. Nous pouvons tous être des Justes. Ici et maintenant.

Libération - le 1er juillet 202

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