IV

Ainsi l'automne fit son apparition, et le mois d'octobre arriva. C'était un dimanche et Frédéric avait congé. Selon le planning du chef, Frédéric était de service un dimanche sur deux. Malgré cela, Frédéric sortit encore une fois vers vingt heures. Il faisait assez froid et le ciel était clair et étoilé. Un regard sur le thermomètre à la serre indiqua à Frédéric que le mercure était déjà descendu jusqu'au zéro. Selon toutes probabilités il fallait s’attendre à une sérieuse gelée au cours de la nuit. 

Un instant Frédéric réfléchit : « Est-ce qu'il devait rendre le patron attentif à cela ou devait-il se taire ? » Légalement le chef ne pouvait rien contre lui s'il se taisait et si, le lendemain matin, on trouvait les plantes gelées sur les plates-bandes en plein air. Il n'était pas de service. La surveillance incombait ce jour-là au patron lui-même. Si ce dernier ne faisait pas attention, il en porterait aussi les conséquences. Ce ne serait peut être pas une mauvaise chose, si cela lui arrivait. Peut-être serait-il alors conscient qu'il n'était pas infaillible et ne se conduirait-il plus comme tel. En plus le patron ne devrait-il pas être une fois « douché », étant donné que lui avait déjà si souvent tourmenté Frédéric ? .» 

Tout à coup, il secoua la tête, comme s'il s'étonnait d'une incongruité. Et effectivement, Frédéric fut surpris d’avoir de telles pensées. Comment était-ce possible ? Quels abîmes s'ouvraient là, en lui ! Il reconnut que tout en étant chrétien, il avait besoin du Sauveur chaque jour, que chaque jour il avait besoin de son pardon. 

La parole de Romains 12, verset 21, lui vint à l'esprit : «Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien». S'il mettait en pratique les pensées qu'il avait eues, il aurait violé cette loi et il n'aurait pas fait honneur au Seigneur Jésus. Frédéric fit demi-tour, alla chez le jardinier et le rendit attentif à la gelée menaçante. 

Frédéric ne put discerner la réaction du patron face à l'ouvrier qu'il asservissait tellement et qui s'occupait ainsi de son exploitation. Ses traits demeurèrent immobiles et aucune parole d'appréciation ne franchit ses lèvres. L'espace d'un instant Frédéric fut tenté de retomber dans la résignation. Mais au dernier moment il se ravisa : «Tu n'as pas à considérer son appréciation, mais le fait d'être conforme à la volonté du Seigneur», se dit-il et il ne s'effondra pas intérieurement. «Va chez les Polonais et dis-leur de t'aider à couvrir les plates bandes», ordonna le patron froidement. Frédéric obtempéra et se mit au travail avec les prisonniers de guerre. Le temps de tout recouvrir avec des paillassons il était minuit et demi. 

Le lendemain le thermomètre indiquait neuf degrés en dessous de zéro et la gelée avait tout recouvert d'une couche blanche aux alentours. Les plantes sous les nattes de paille étaient néanmoins restées indemnes, et une grosse perte avait été épargnée au jardinier. 

Même maintenant le patron ne pouvait se résoudre à un mot de reconnaissance. Pourtant Frédéric avait l'impression que quelque chose avait changée en lui. Cette réaction, pensait-il, devait correspondre à ce qui est décrit dans l'Ecriture : «Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire, car en agissant ainsi, ce sont des charbons ardents que tu amasseras sur sa tête.» (Romains 12, verset 20). 

Restait à savoir ce que ces «charbons ardents» allaient produire. Amèneraient-ils le patron à être plus ouvert à l'Evangile ou l'aiguillonneraient-ils davantage vers le refus ? Frédéric ne put approfondir cela et se contenta de ce que l'avenir révèlerait. Pour le moment, il se réjouit de ce que la force lui ait été donnée d'agir selon le désir du Seigneur.

Quelques jours plus tard Frédéric conversait avec un frère en la foi. Ils s'entretenaient des problèmes de l'assemblée et finalement ils en vinrent aussi à parler du chef jardinier. «Celui-ci, lui expliqua le frère, n'est pas bien disposé à ton égard, parce que tu ne veux pas faire partie de la NSDAP (parti des travailleurs allemands nationaux socialistes). Lui qui est tout à fait dans la ligne du parti et membre des S.S. locaux (police militarisée de l'Allemagne nationale-socialiste), voudrait que tous suivent son exemple. Parce que tu ne fais pas cela, il raconte même maintenant, en public, que tu es communiste.» 

Frédéric fit tout de suite le rapprochement : «Ceci est l'effet des «charbons ardents». Le chef a pris la mauvaise résolution. 

Frédéric en était désolé, mais il ne pouvait rien y changer. Le patron était une personne à part entière et il pouvait prendre la décision qu'il voulait. Evidemment, il en supporterait les conséquences. Mais Frédéric se promit de lui en parler encore une fois.

L'occasion se présenta dès le lendemain. Frédéric mit les choses au point : «Je suis chrétien et n'ai jamais appartenu à un parti. Je n'ai pas non plus l'intention de devenir membre d'un parti quelconque. Mais vous avez prétendu publiquement que je suis un communiste. Maintenant que vous savez ce qu’il en est exactement, veuillez, je vous prie, rétablir la vérité, au moins devant ceux qui travaillent ici dans l'entreprise». Ceci fut la célèbre goutte qui fit déborder le vase chez le patron. Il devint furieux et menaça Frédéric de toutes sortes de mesures de représailles. 

«Tu ne vas tout de même pas aller au ministère public et porter plainte contre moi ?», Cria-t-il enflammé de colère. Frédéric fut effrayé par cette réaction. Il ne savait pas ce qu'il avait fait de travers, il avait seulement dit la vérité. N'aurait-il plus le droit de faire cela ? Il secoua la tête et dit : «Je ne porterai pas plainte. Ce n'est pas l'affaire d'un chrétien. En tant que tel, je dois plutôt apporter la réconciliation». 

D'une voix criarde le patron hurla : «Va à ton travail ! Sinon  je  vais te chercher la voiture  verte.  (Voiture policière nazie) Tu seras pris dans les tenailles et tu n'en sortiras jamais plus !» 

Frédéric le regarda déconcerté. Comment était-il possible que le patron soit hors de lui à cause d'une banale conversation ? Probablement parce qu'il voulait à tout prix avoir raison et ne supportait aucune contradiction. Pendant un moment, Frédéric se demanda s'il devait encore ajouter quelque chose pour tenter de s'expliquer. Mais il y renonça, parce qu'il avait l'impression que, pour le moment, on n'arriverait à rien avec le patron, que tout se retournerait contre lui et que la situation ne ferait qu'empirer. Frédéric fit un demi-tour bref et se rendit rapidement dans la serre où il arrosa les roses. A son grand étonnement le patron le suivit. Voulait-il poursuivre la conversation ? Frédéric attendit en vain. Mais il remarqua que le patron l'observait attentivement. Pourquoi faisait-il cela ? Cherchait-il un motif pour pouvoir continuer à l'insulter ? D'après l'expression de ses traits, il semblait encore assez furieux.

Frédéric se contint pour ne surtout pas commettre d'erreur. Il réussit donc à se concentrer, bien que cela ne fût pas facile, avec le chef irrité derrière lui.

Celui-ci ne trouva rien à redire néanmoins ; on pouvait interpréter ainsi son long silence. Mais finalement il ouvrit quand même la bouche. Le ton de sa voix et ses paroles étaient provocants. Mais Frédéric remarqua que le patron le poussait à l’irritation pour qu’il commette une faute. Au fond de lui-même il implora d'être gardé et put ainsi poursuivre son travail avec sérénité. Il ne fut pas obligé de contredire le chef. Subitement le patron s'approcha de lui, lui arracha le tuyau d'arrosage des mains et dirigea le jet vers un prisonnier de guerre polonais. Celui-ci fut atteint au visage, prit peur, fut déséquilibré et tomba. Sa tête heurta la terre si malencontreusement qu'il resta couché, inerte. Frédéric regarda le prisonnier et fut désolé pour lui. Le pauvre avait certainement été traité de la sorte à cause de lui. Le patron avait besoin de passer sa colère sur quelqu'un. Et ce quelqu'un était ce prisonnier privé de ses droits, couché à terre. Il sembla tout d'abord que le chef n'avait pas l'intention de s'occuper de lui. Mais il finit quand même par appeler l'ambulance et le blessé fut transporté dans une clinique. Ce ne fut qu'après des mois qu'il put la quitter. 

Cette exaction vis-à-vis d'un prisonnier de guerre n'était pas l'exception dans l'entreprise de jardinage. Le patron s'ingéniait à tracasser ces gens. Bien plus il essaya de pousser les ouvriers Alsaciens à des bassesses contre les prisonniers. 

Il adressa aussi à Frédéric une requête de ce genre. Mais celui-ci refusa, et on lui donna aussitôt un autre travail. Son successeur obéit, et les prisonniers n'avaient pas de quoi rire avec lui.

Finalement la fête de Noël était imminente et des cadeaux étaient prévus pour les ouvriers allemands  (les Alsaciens étaient considérés comme tels). Les prisonniers de guerre et les filles ukrainiennes déportées furent autorisés à assister à la fête, mais n'avaient pas droit aux cadeaux.

Frédéric se demanda : «Pourquoi ne les a-t-on pas simplement exclus ?». Ils auraient certainement mieux supporté cet état, que d'être mis ainsi à l'écart. Frédéric regarda du côté des filles ukrainiennes qui s'étaient réfugiées dans un coin de la salle. Elles étaient assises sans bouger, comme pétrifiées. Mais des larmes coulaient sur leurs joues, elles pleuraient en silence. Frédéric en fut fortement ému. Le patron et les autres ouvriers, par contre, ne semblaient pas s'en préoccuper, ce qui n'étonna pas spécialement Frédéric. Ceux-ci avaient le droit de l'Etat valable pour eux. Sous menace de sanction, il était interdit à tout Allemand de prendre contact avec des prisonniers.

Mais pour Frédéric il était clair qu'il ne pouvait se référer à cela. Ce n'est pas de cette manière qu'on pouvait le tranquilliser. Il était chrétien et avait d'autres normes à observer. Ce qui comptait pour lui, c'était la direction du Seigneur, dont on fêtait l'anniversaire, une fois de plus. Le Seigneur s'était adressé à tous les hommes, en vue de les aider tous. Il ne faisait pas de différence entre Allemands, Français, Ukrainiens, Russes, etc. Et là où Lui ne faisait pas de différence, ses disciples ne devaient pas en faire non plus. Il s'était donné lui-même, cadeau de la grâce du Père céleste, et tous les cadeaux que l'on se fait ici ne sont que le symbole rappelant ce grand don. Ainsi un plan germa dans l'esprit de Frédéric, en dépit de l'interdiction du gouvernement de s'occuper des prisonniers et des travailleurs étrangers. Mais il ne voulait pas exécuter la chose tout seul, et il en parla à ses parents. Il ne fallait pas beaucoup de paroles pour qu'ils fussent d'accord. Maintenant un paquet fut préparé rapidement. Il était rempli de petits cadeaux, de choses dont on pensait qu'elles feraient plaisir à des filles entre 18 et 20 ans. Frédéric posa par-dessus une carte postale. Elle représentait une mer déchaînée au-dessus de laquelle le soleil se frayait un chemin à travers les nuages. Dans la lumière une croix était tracée. Et la citation était la suivante : « Des ténèbres à la lumière. »

Le père Waechter chercha dans son tiroir une feuille, sur laquelle la parole de Jean 3:16 était inscrite en cent quarante-cinq langues : «Dieu a tant aimé le monde qu'Il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle.» Il découpa le texte russe et le colla sur l'envers de la carte.

Frédéric emporta ce paquet à l'entreprise de jardinage. A un moment favorable il se glissa à un endroit caché et remit le paquet à une des filles ukrainiennes nommée Ludmilla. Il lui demanda de partager le contenu avec les autres jeunes filles. Demande superflue : on voyait que Ludmilla l'aurait fait de toute façon.

Alors Frédéric fut étonné. La jeune fille demanda, le regard lumineux : «Crois-tu en Dieu ?» Frédéric hocha affirmativement la tête. «Moi aussi», déclara Ludmilla ; et elle voulut savoir : «Fais-tu partie d'une assemblée évangélique ?» Frédéric hocha de nouveau la tête, puis ils se séparèrent aussitôt, car on entendait des bruits de pas. Peu après Frédéric fut enrôlé dans l'armée allemande, et donc séparé complètement de ces jeunes filles. Il en fut attristé mais il se consola avec la pensée : «Tu les reverras dans la patrie céleste.» 

* * * *

Le jour de l'appel sous les drapeaux, Frédéric fut accompagné par son père au bureau d'inscription. Ils espéraient que Frédéric ne serait pas incorporé et qu'ils pourraient retourner ensemble à la maison. Leur confiance était basée sur l'attestation de l'armée française qu'il était déclaré inapte. Frédéric se référa aussi à ce certificat lorsqu'il se tint devant le médecin militaire du conseil de révision. Celui-ci ne se donna même pas la peine de lire le document, mais il pinça fortement le nez de Frédéric. Lorsque ce dernier émit un petit cri de douleur, le docteur s'écria : «Mais tu es encore vivant !  Marche !  Marche !»

Il le chassa vers les autres alsaciens qui furent incorporés de force, et fit ainsi partie de l'armée allemande. Frédéric regarda son père qui essayait de lui venir en aide par tous les moyens. Mais ces tentatives furent vaines, il avait les mains liées. Mais Frédéric vit qu'il avait le cœur aussi lourd que lui. Tous deux étaient prêts à pleurer. Ils ne purent retenir leurs larmes qu'avec peine.

Avant que le père ne prit le chemin du retour, il recommanda Frédéric au Seigneur Jésus et dit : «Mon garçon, nous restons unis dans la prière.» Frédéric hocha la tête et le père s'en alla.

Peu après il se retrouva avec soixante-douze autres Alsaciens et quelques Allemands dans la cour de la caserne. Ils reçurent toute une série d'instructions, et on leur indiqua leurs chambres. Lorsque Frédéric entra dans la sienne, tout lui parut étranger et il se sentit terriblement seul. Il fit néanmoins comme ses camarades de chambre et rangea ses affaires dans l'armoire. Ensuite il eut le cœur tellement gros qu'il eut un besoin pressant de réconfort. Il s'étendit sur son lit, pria en silence et lut dans sa bible.

Tout à coup la voix d'un camarade tonna : «L'officier !» Frédéric leva les yeux et vit un homme abondamment décoré qui se tenait debout dans la chambre. Néanmoins il ne fit pas mine de se lever. Finalement l'officier le découvrit dans son lit et cria : «N'avez-vous pas compris ? Lorsqu'un supérieur entre, vous devez vous lever aussi vite que possible et vous mettre au garde-à-vous !».

Frédéric le regarda avec de grands yeux et tout son corps trembla. «Quelle est cette salutation ?», Pensa-t-il, effrayé. «Levez-vous, enfin !», Cria à nouveau l'officier. «Vous êtes dans l'obligation, à toute heure du jour ou de la nuit, que ce soit en uniforme ou en chemise de nuit, de vous lever et de faire ce qu'on vous ordonne !» Frédéric sauta de son lit et dut contourner la table. Ensuite on lui ordonna : «Montez sur la table. Rampez sous la table ! Montez sur la table ! Rampez sous la table ! Montez sur la table !» Cela dura un bon moment. Puis Frédéric dut aller dans le couloir et y marcher d'un bout à l'autre, sans arrêt. Subitement l'officier trouva qu'il n'était pas assez rapide et on l'envoya sur-le-champ de manœuvres pour y être «dressé». Toujours à nouveau, l'ordre était donné : « Couché ! Levé ! Marche, marche ! »   

Lorsque Frédéric fut prêt de s'effondrer, l'officier arrêta le «dressage».

Quelques jours après, le conscrit Waechter fut affecté à la construction d'un pont sur la Weser (fleuve) à proximité de Hann Münden. Avec trois autres hommes il devait transporter de lourdes poutres de fer au chantier. Comme Frédéric était le plus grand, l'essentiel du poids pesait sur ses épaules. Frédéric ne savait pas si ces dispositions étaient prises consciemment par l'officier.

Tout à coup l'ordre retentit : «Dans seize minutes le bac pour le service sera prêt !»

Frédéric se retourna et vit un détachement de trois hommes qui traînaient une poutre de fer. Tout de suite, il sut que ces hommes ne pourraient être là à temps et qu'il y aurait alors une sanction. Il courut vite vers eux et les aida à porter.

Il était à peine revenu dans son groupe que l'officier s'écria : «Quel est l'imbécile qui a aidé l’autre groupe ?» Il aurait pu s'épargner le terme «imbécile», pensa Frédéric, «il  le sait pertinemment «. Heureusement pour les recrues, le travail fut exécuté dans le temps prescrit. Malgré cela les hommes n'eurent pas droit au repos. Ils ne furent pas astreints à des exercices en guise de punition, mais ils durent mettre le bac à l'eau. A force de traîner des poutres de fer, Frédéric s'était écorché les épaules, de sorte que la chair était à vif et qu'il avait des douleurs indescriptibles. Mais on ne s'en inquiéta pas. Lorsque le bac fut mis à l'eau, Frédéric fut enrôlé parmi les rameurs. Les coups de rame étaient rythmés par l'officier. A cause de ses souffrances, Frédéric n'arrivait pas à maintenir la cadence. De temps en temps il tapait à côté. Cela ne marcha que peu de temps. Puis l'officier cria : «Bientôt je ne vais plus battre la mesure, mais te frapper dans le bas du dos, espèce de tr… Je te jetterai dans un tourbillon, afin que tu te noies, espèce de tr…»

C'était là une sérieuse menace. Frédéric en conçut encore plus de peine, parce qu'on l'apostrophait en présence des autres de manière injurieuse. Mais l'officier ne s'intéressait aucunement à ce que la recrue Waechter pouvait ressentir ou ne pas ressentir. Frédéric avait parfois l'impression que ce supérieur cherchait spécialement à l'humilier.

Frédéric baissa la tête et pensa : «Il peut te traiter ainsi, parce que tu ne vaux pas une goutte d'eau...»

Mais au fond de lui-même Frédéric savait pourquoi il était si mal vu par l'officier. Cela avait un rapport avec le salut hitlérien. En effet, il répugnait à déclamer, à chaque occasion, appropriée ou pas : « Heil Hitler »(Traduction : « Le salut par Hitler )». Il essayait toujours à nouveau de s'y soustraire, ce qui irritait fort le supérieur.

Pourtant Frédéric ne se comportait pas ainsi dans le but de contrarier l'officier. Cela était en rapport avec sa foi. Il savait que le salut de l'âme ne pouvait provenir d'un homme, et Hitler n'était pas une exception, il n'était aussi qu'un homme imparfait. La rédemption ne pouvait se trouver qu'auprès de celui que la Bible appelle Sauveur (Rédempteur) et les dons de celui-ci n'avaient rien à voir avec Hitler, selon Frédéric.

Juste à ce moment, où on le tracassait à nouveau à cause de sa foi, il se réjouit particulièrement de ce qu'il avait trouvé un cercle d'étudiantes chrétiennes, auprès duquel il trouva un accueil chaleureux. Leurs rencontres, centrées sur la Parole de Dieu, le fortifiaient toujours à nouveau. Il pouvait se ressourcer et ensuite être à nouveau disponible pour le Seigneur et lui rester fidèle.

De même, le fait de « vider son cœur » à ses parents était pour lui un autre réconfort, et pas le moindre, bien que ce ne fut que par lettre. Frédéric fit usage de cette possibilité aussi souvent que possible. En réponse à sa lettre, où il racontait les tracasseries de l'officier, sa mère écrivit entre autres : «Ton père et moi sommes conscients des privations et des souffrances de la vie militaire, qui conduit à subir et à supporter bien des choses. Précisément ces choses sont imposées par des gens qui n'ont ni égards ni pitié. Alors le vieil homme en nous veut se révolter et exiger son droit, mais nous devons être crucifiés et  morts au monde. On a frappé notre Sauveur au visage, on a craché sur lui et on l'a pendu à la croix, et il a intercédé pour les coupables. L'apôtre Pierre écrit : « Injurié, il ne rendait point d'injures ; maltraité, il ne faisait point de menaces, mais s'en remettait à celui qui juge justement». «C'est une grâce que de supporter des afflictions par motif de conscience envers Dieu, quand on souffre injustement» (1 Pierre 2:23, 19). Et l'apôtre Pierre continue dans sa première épître : «Qui vous maltraitera si vous êtes zélés pour le bien ? D'ailleurs, quand vous souffririez pour la justice, vous seriez heureux. N'ayez d'eux aucune crainte, et ne soyez pas troublés» (1 Pierre  3:13, 14).

«Les yeux de l'Eternel sont sur les justes, et ses oreilles sont attentives à leurs cris. L'Eternel tourne sa face contre les méchants…» (Psaume 34:16, 17). Ainsi « La Parole de Dieu est une lampe à nos pieds et une lumière sur notre sentier  », (Psaume 119:105) dans cette vallée que nous traversons ici-bas jusqu'à notre arrivée dans « la maison du Père  »où la foi fera place à la vue. Devenir toujours plus petit, voilà ce qui convient dans le Royaume de Dieu, car «l'Eternel fait grâce aux humbles». L'orgueil spirituel est le plus grand danger qui guette notre vie intérieure. Le poète qui a écrit ce qui suit, a bien compris cela : 

" Oh ! Poison mortel de l'amour propre,

  Oh ! Vieille suffisance,

  Combien souvent par de fausses tendresses,

Tu me fais dévier de la voie de l'humilité"

Frédéric ne put pas tout de suite approuver pleinement et joyeusement ces déclarations. Mais il ne les rejeta pas non plus, parce qu'il savait que sa mère écrivait la vérité, et qu'il est dit dans la Bible, que la vérité affranchit. Il accepta donc ces exhortations et expérimenta que la Bible avait raison ;  car la liberté en Jésus Christ devint réalité dans sa vie. 

* * * *


Ensuite, après l'instruction, les soldats de l'Alsace Lorraine, dont Frédéric, durent partir le 17 décembre 1943. On avait mis à la disposition des deux cents jeunes gens un train spécial, composé d'un wagon de voyageurs et de cinq wagons pour marchandises. Frédéric trouva une place dans le wagon de voyageurs et il relata la première nuit en train dans une lettre à ses parents, de la façon suivante : «… La nuit se passa bien. J'ai même dormi profondément. Nous sommes à sept dans un compartiment. Cinq se sont couchés sur les bancs. Un autre camarade et moi, nous nous sommes installés par terre. Nous sommes partis hier à 14 heures et sommes arrivés près de Berlin. Maintenant notre train se remet en route. J'ai déjà pris mon petit déjeuner et me suis ménagé un moment de recueillement avec la Parole de Dieu. Ces instants passés à lire et à méditer l'Ecriture sont les meilleurs et les plus heureux de la journée. Je suis curieux de voir ce que je vais trouver en arrivant dans le pays étranger. Le Seigneur, mon Sauveur, le sait déjà. Pour Noël je souhaite que la lumière divine pénètre dans beaucoup de cœurs humains. Alors ils goûteront aussi la paix, la paix est entrée en nous par la réconciliation du Seigneur. Ce serait terrible, si le Seigneur Jésus n'était pas fidèle à sa parole : «Je suis la porte, si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé…» Par la suite, au cours du voyage, Frédéric eut des nouvelles de l'officier qui avait tellement malmené les Alsaciens pendant l'instruction. Il apprit qu’il était aussi affecté au front russe. Plus d'un, en colportant l’information, le fit avec une certaine satisfaction. Quelques-uns dirent même : «  C’est bien fait ! Attendons d'être au front ! » Frédéric se doutait que ce n'était pas là de simples paroles en l'air, mais qu'elles annonçaient une vengeance. Il avait déjà entendu dire que plus d'un supérieur impopulaire était tombé au front, victime d'un coup de feu tiré dans son dos. Ceci n'était naturellement pas dans la manière d'agir des chrétiens, et Frédéric essaya de discuter avec ceux que cela concernait, mais cela ne servit à rien. Il dut faire la constatation, comme souvent déjà, que ceux qui se nommaient chrétiens, n'étaient pas toujours prêts à agir en tant que tels. Etre chrétien signifiait plus que d’en porter le nom seulement. 

Après toute une journée de voyage, ils arrivèrent, à l'aube, à destination. Lorsque le train s'arrêta brusquement, Frédéric se réveilla et entendit un drôle de grondement. Cela venait-il du front ? En étaient-ils déjà si près ? Frédéric écouta attentivement et trouva son pressentiment confirmé. En même temps cela lui donna une idée de l'effroyable tuerie qui s'y rattachait. Il resta couché sur le dos immobile et ses pensées allaient et venaient. Tout à coup il se souvint qu'on était dimanche, le quatrième dimanche de l'avent. Sans vraiment s'en rendre compte il poussa un profond soupir. Son  voisin, nommé Paul Bendt, se retourna et demanda : «Qu'as-tu ? « Hélas, déclara Frédéric, aujourd'hui c'est le quatrième dimanche de l'avent, et nous serons livrés à cette furie qu'on appelle guerre». «Es-tu chrétien ?» S'enquit le voisin après un moment de silence. «Oui», affirma Frédéric. «Moi aussi» avouai Paul, et il se tut. Frédéric remarqua que l'autre avait quelque chose sur le cœur. Mais il n'avait pas la liberté de s'en informer ; et il attendit. Quelques minutes plus tard le voisin toussota, et raconta à voix basse qu'on lui avait fait un procès, à cause de son attitude quant à la foi. Les débats au tribunal s'étaient passés de manière très injuste. Aucun de ses arguments ne fut accepté. Chacun d'entre eux a été tordu dans le mauvais sens, et en fin de compte, la sentence fut annoncée : «faire ses preuves au front». «Il faut que je m'attende à être placé dans les premières lignes et à ne plus revoir mon pays». Ensuite il sortit son bloc-notes, y inscrivit quelques poèmes et les donna  à Frédéric. Celui-ci les trouva très beaux et les conserva dans son portefeuille. Au cours des mois qui suivirent, il les relut souvent et y puisa toujours à nouveau du réconfort. 

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