I

Poussive, traînant derrière elle toute une série de wagons, la locomotive à vapeur se dirigeait, à travers l'Alsace hivernale, vers une petite ville vosgienne. 

A l'une des fenêtres du wagon était assis Frédéric Waechter, un jeune homme qui avait commencé son apprentissage de jardinier des mois auparavant ; Il regardait fixement, à travers la vitre, le paysage hivernal qui se déroulait devant ses yeux. Mais…il n'en voyait rien. Ses pensées allaient et venaient en lui, fruits d'une révolte intérieure qu'il n'arrivait pas à maîtriser. Pourquoi devoir prendre congé des siens en ce jour de la Saint Sylvestre 1935 et devoir rejoindre son lieu d'apprentissage dans la petite ville vosgienne ? Cela lui était pénible finalement lui semblait aussi insensée.

En effet, qu'avait-il à y faire ? On ne travaillait pas ce soir-là et pas davantage le lendemain, jour du Nouvel An ! Aussi aurait-il encore pu rester auprès de ses parents et de ses frères et sœurs ! Mais l'on ne pouvait rien y changer : le fils du jardinier en a convenu ainsi. Lorsque Frédéric s'apprêtait à rentrer à la maison avant Noël, après des mois de séparation d'avec les siens, le jeune chef lui avait dit sur un ton sévère : «  Tu seras de nouveau là au Nouvel An !  ».

 Il obéissait donc à cet ordre stupide, voyageant maintenant à travers le paysage hivernal, sans y trouver le moindre sens. Plus il approchait du terme de son voyage, plus son cœur devenait lourd. Il poussa un profond soupir. Il lui sembla tout à coup que la locomotive soupirait avec lui. Frédéric en était si affecté, que des larmes roulèrent sur ses joues. Il les essuya furtivement de sa main, afin que ses compagnons de voyage ne puissent pas remarquer son émotion. 

 Arrivé à destination le train s'arrêta et Frédéric dut descendre. Il se leva péniblement de sa place près de la fenêtre, rejoignit la plate-forme du wagon et descendit les trois marches jusqu'au quai en trébuchant. Il resta planté là jusqu'au départ du train, qu'il suivit du regard, jusqu'à ce qu'il eut disparu de son champ de vision ; et une grande mélancolie s'empara de lui. Il aurait aimé prolonger son voyage en train, vers un ailleurs, où il n'y aurait personne pour le ravir de la maison à une Saint Sylvestre, en dépit du bon sens. Vraiment, s'il avait pu discerner la raison valable pour laquelle son patron le faisait venir, il aurait pu s'y résigner plus facilement. Mais dans ce cas précis ? 

« Hé ! , jeune homme, voulez-vous passer la nuit ici ? » s'entendit-il dire. Il se retourna, vit le chef de gare avec une mine sévère de fonctionnaire, et remarqua qu'il était le seul à se trouver encore sur le quai de la gare. Sans répondre, il s'en alla.

 Après avoir fait un bout de chemin, il eut encore plus de peine. Il lui semblait avoir des jambes de plomb et il ralentit ses pas. Par contre ses pensées se mirent vite à vagabonder. 

Il se vit de nouveau rentrer à la maison le soir de Noël et être accueilli par tous avec chaleur : comme la fête dans le cercle familial avait été bienfaisante et édifiante ! Le père avait lu l'Evangile de Noël selon Luc, et ils avaient beaucoup chanté. Frédéric se souvint des paroles : « aujourd'hui un Sauveur vous est né », paroles qui l'avaient particulièrement interpellé. Comme c'était bon de savoir qu'il y avait quelqu'un, qui était prêt à guérir des effroyables conséquences du péché, tous ceux qui le voudraient. Ensuite, Frédéric était en pensée dans l'assemblée. Il se vit comment les frères et sœurs en la foi écoutaient avec des visages recueillis le message des anges concernant la paix sur la terre. Il savait que cette paix avait aussi fait son entrée dans leurs cœurs. Cela se sentait nettement. Brusquement, ses pensées firent un saut : il se souvint de quelle manière l'assemblée avait pris congé de lui, lorsqu'il allait commencer son apprentissage. Tous lui avaient cordialement serré la main ; certains lui ont même donné des versets bibliques pour la route. Comme chant d'adieu il avait choisi : « Ce n'est qu'avec Jésus que moi, pèlerin, je veux marcher, ce n'est qu'avec lui que j'entre et je sors joyeux...  ».

Ensuite, quand il partit de la maison, son père lui tendit sa main droite usée par le travail. Frédéric sentait encore maintenant la forte poignée de main : «  Mon garçon » dit le père pour le consoler, «  le Seigneur Jésus sera avec toi.  » 

Cela lui fit du bien et lui donna de la force, précisément pendant les premiers temps. Il en avait besoin alors, car, en plus d'une légère nostalgie, le nouveau rythme de travail lui donna du fil à retordre. Il était sur ses jambes tôt le matin jusque tard le soir, et tombait alors épuisé dans son lit.

 Le dimanche était à chaque fois quelque chose de particulier. D'un côté il pouvait se consacrer entièrement à la lecture de la Parole de Dieu, et d'autre part, il n'avait pas besoin de travailler. Bien que les jardiniers ne fréquentassent que le culte traditionnel, ils observaient néanmoins le repos dominical.

Subitement, la révolte s'apaisa dans son cœur. Un calme merveilleux l'envahit. Tout d'abord Frédéric n'eut pas d'explication à cela, ensuite il comprit d'où venait cette paix, il en fut sûr : « Ce sont les prières des parents ». Il se souvint que, chaque soir, à cette heure, il y avait la réunion de prière en famille et qu'ils pensaient là aussi à chacun de leurs enfants...

 Frédéric se sentit plus léger et il put à nouveau accélérer sa marche. Bientôt la maison du jardinier fut en vue, et il pensa : « Certainement le patron sera content de constater que tu as suivi les instructions de son fils et que tu es venu dès aujourd'hui. » 

Peu après être rentré dans la maison, il rencontra en premier lieu le jardinier. En apercevant l'apprenti, il ouvrit les yeux tout grands. Frédéric tressaillit et pensa : « Ce n'est certainement pas là un accueil chaleureux. » 

Déjà le patron le questionnait sur un ton bourru : « Que fais-tu donc ici ? » Frédéric hésita un instant, puis il bredouilla : « Votre fils a.. a.. ». Le patron lui coupa la parole, avec un geste méprisant et il lui dit : « Bêtises tout ça. Avec toi il n'y a rien à faire. Tu ne vaux pas une goutte d'eau ! » Ensuite, il tourna brusquement les talons et laissa Frédéric «  planté  » là. Ce dernier était comme assommé et fut, pendant quelques secondes, immobile et comme pétrifié. Ensuite il monta l'escalier à pas de loup et disparut dans sa mansarde. Là il se laissa tomber sur une chaise et commença à pleurer. Il aurait préféré retourner à la gare et repartir avec le prochain train. Mais cela, il ne le pouvait pas, parce qu'il était encore apprenti, n'avait pas l'argent nécessaire pour acheter un billet lui permettant de refaire le trajet de cent kilomètres. C'est ainsi qu'il resta dans sa chambre avec un poids grandissant sur son cœur.

Finalement il sombra dans la dépression et fut assailli par les plus effroyables pensées. Il lui vint même l'idée la plus répréhensible qu'un cerveau humain puisse concevoir : de mettre un terme à sa vie. Il rapprocha sa chaise de la petite table, se trouva du papier et écrivit à ses parents une lettre d'adieu. On pouvait y lire ceci entre autre : « ...Maman, tu m'as souvent dit : Si tu n'obéis pas, tu en subiras les conséquences. (Expression allemande qui veut dire que si l'on n'obéit pas, l'on doit supporter la punition : espèce de jeu de mots ).

Mais ceci n'est pas tout à fait vrai. J'ai maintenant obéi et il en résulte la souffrance. Tu sais dans quel abattement je suis parti de la maison. Pourtant, cela m'a coûté de me séparer de vous, parce que le jeune chef l'a voulu. Néanmoins le patron n'a pas tenu compte de cela, et je dois souffrir amèrement. Pour moi, c'est clair, il ne me reste qu'à m'ôter la vie. Cela ne peut plus continuer ainsi. Plus rien n'a de sens. Je ne vaux même pas une goutte d'eau. Votre fils...  ». Frédéric plia soigneusement la lettre, la mit dans une enveloppe et la posta. De retour dans sa mansarde, il s'affala sur sa chaise, croisa les bras sur la table et y posa sa tête

Bientôt  ses  pensées  se mirent à vagabonder de-ci de-là comme des oiseaux effarouchés. Mais dans ces instants elles n'arrivèrent pas à concevoir quoi que ce soit de réjouissant. Frédéric pensait avoir été défavorisé dès sa naissance et avoir eu sa part de peine. Il ne pouvait pas se souvenir de l'hernie, du nombril et de l'opération qui s'ensuivit, seule la cicatrice en témoignait encore. Par contre le défaut de langage congénital, qui se traduisait par son parler nasal, était un handicap quotidien. « Ah, soupirait Frédéric, pourquoi ne suis-je pas mort lors de l'opération ! Bien des choses m'auraient été épargnées. » Il revit la scène où ses camarades de classe le taquinaient au sujet de son défaut de langage et l'imitaient. Il se revit réagissant par une flambée de colère, et on pouvait s'attendre au pire. A cause de son caractère têtu, il fut chargé, dans sa dernière année scolaire, de chauffer le poêle de l'école, trois semaines durant, en guise de punition. Cela l'a rendu tellement furieux qu'il sortit de la salle de classe en claquant la porte. Le lendemain son père reçut une lettre de l'instituteur, dans laquelle son comportement inconvenant était décrit. Sans dire un mot, son père l'emmena dans la pièce voisine et lui administra une fessée retentissante. « Bon, dit alors le père, maintenant tu vas aller voir l'instituteur et tu lui présenteras tes excuses...  » 

Ce fut là pour Frédéric un pas difficile à faire mais il fit la démarche. Lorsqu'il eut demandé pardon à son maître, ce dernier l'invita à entrer dans son bureau. Et là, il lui proposa de lui donner des cours de rattrapage dans toutes les matières qu'il n'arrivait pas à maîtriser suffisamment. « Ainsi tu termineras l'année avec une bonne note » lui assura-t-il. Frédéric accepta, et, par ce moyen put atteindre le succès escompté. Ce fut là une expérience positive dans sa vie. Et cela l'avait réjoui à l'époque, même beaucoup réjoui. Mais en cet instant le souvenir de cet épisode n'arrivait pas à le réconforter. Sa mélancolie était tellement forte qu'elle recouvrait d'un voile sombre tout ce qu'il y avait de gai et de clair dans sa vie. Il se dit : « A quoi bon ! Tout ceci n'a pas pu empêcher qu'à cette heure j'ai moins de valeur qu'une goutte d'eau. » Lentement Frédéric se leva et soupira fortement. Il se glissa alors hors de sa chambre et descendit l'escalier. Personne ne devait le remarquer. Alors qu'il se tenait dans le couloir, il entendit, dans la salle de séjour, les jardiniers qui étaient en train de préparer la fête de la Saint Sylvestre. Frédéric en eut un coup au cœur. Le comportement de ces gens le renforça dans son projet de mettre un terme à sa vie. S'ils avaient eu le moindre sentiment pour lui, ils l'auraient invité à leur fête. Mais maintenant... le jardinier et les siens avaient certes un cœur qui battait, chaud et vivant, mais il ne battait pas pour lui. Ils avaient des mains à serrer, mais ils en serraient d'autres que les siennes. A leurs yeux, Frédéric était, en quelque sorte «  plus fluide que l'eau », c'est à dire sans valeur. On pouvait tout au plus l'utiliser pour travailler.

 Tout à coup il retint son souffle. La porte de la pièce s'ouvrit et le fils du jardinier apparut dans le couloir. Par bonheur, il ne regarda pas autour de lui, car en partant, il parlait encore avec ceux qui étaient dans la salle de séjour. Frédéric, qui s'était caché dans un coin obscur près de la porte d'entrée, ne fut pas découvert. Lorsque le jeune jardinier, après avoir été affairé dans une pièce voisine, eut à nouveau disparu dans la salle de séjour, Frédéric, soulagé, respira plus à l'aise. «  Que se serait-il passé s'il m'avait vu ?  » Pensa-t-il ; « Comment aurais-je pu lui expliquer ma présence dans ce coin ? » Avec, précaution Frédéric ouvrit la porte d'entrée et fut à nouveau effrayé. D'ordinaire, elle s'ouvrait sans bruit, mais cette fois-ci elle grinça, et même assez bruyamment. Frédéric se tint immobile et tendit attentivement l'oreille ; cela avait-il attiré l'attention sur lui dans la pièce ? Manifestement non. La conversation bruyante des jardiniers se poursuivait. « Le grincement de la porte serait-il un signe que tu dois renoncer à ton plan ? » Cette pensée traversa Frédéric comme un éclair. Mais il n'était pas encore prêt à affronter cette question. Il referma la porte, qui ne grinça pas cette fois-ci, et dirigea ses pas vers la rivière qui coulait à proximité de l'entreprise de jardinage. Il s'arrêta au bord de celle-ci et regarda les flots qui s'écoulaient et qui, dans l'obscurité, lui paraissaient terriblement noirs, gargouillant d'une façon étrange. En temps normal ceci l'aurait effrayé et éloigné de la rive. Mais à ce moment les mauvais esprits le tenaient à tel point sous leur coupe, qu'il ne recula pas mais réfléchit à la manière la plus rapide de mettre fin à sa vie en se jetant dans les flots. Lorsqu'il eut forgé son plan et qu'il s'apprêta à faire le saut dans l'eau agitée, il tressaillit. Il lui semblait entendre quelqu'un l'appeler par son nom. Il écouta et entendit une voix douce. Elle disait calmement : « Jésus t'aime ! » En même temps, il se vit environné d'une merveilleuse lumière, et il pensa : « Les choses ont dû se passer ainsi lors du premier Noël dans les champs de Bethlehem, quand les bergers ont été envoyés vers le Sauveur... » Frédéric détourna les yeux des sombres flots, et acquit la certitude qu'il devait abandonner son projet et aller vers son Sauveur avec tous ses fardeaux. Et comme autrefois les bergers furent remplis de joie en Sa présence, il pourrait aussi à son tour devenir heureux auprès de Lui. Le Seigneur était juste. Il accueillait tous ceux qui venaient à Lui. En cet instant il sembla à Frédéric que sa poitrine était comme libérée d'une pesante armure. Tous les fardeaux, dont son cœur accusateur l'accablait, tombèrent. Au lieu de sauter dans l'eau glacée il fit demi-tour et regagna, libéré, sa chambre mansardée. Là il s'agenouilla et donna à nouveau sa vie au Seigneur Jésus. Il savait que le Seigneur l'avait toujours aimé, alors même qu'il ne ressentait plus rien et croyait le ciel vide et fermé. Les paroles d'un chant composé par Julie von Haussmann lui vinrent à l'esprit : 

"Quand la nuit la plus noire te voilerait,

Ton bras jusqu'à la gloire Me porterait.

Saisis ma main craintive Et conduis-moi ;

Fais que toujours je vive Plus près de toi. »

(C'est ainsi que cette strophe allemande est traduite dans nos cantiques. Si l'on désire une traduction littérale, la voici : Même si je ne sens rien de ta puissance, Tu me conduis quand même au but, même à travers la nuit. Prends donc mes mains, et conduis-moi jusqu'à ma fin bienheureuse et pour l'éternité)

Frédéric pensait sans cesse à l'injustice du jardinier et cela l'oppressait intérieurement. Mais il voyait aussi que son plan, de vouloir mettre un terme à sa vie, était le fruit d'un cœur orgueilleux. Cet orgueil devait être brisé, sinon il n'y aurait pas de changement possible chez lui, vers le bien. L'orgueil donnerait au Malin, toujours à nouveau, une occasion de le faire chuter. « Seigneur Jésus, aide-moi à vaincre mon orgueil, pardonne-moi tout ce que j'ai fait et pensé par orgueil » pria Frédéric avec un cœur sincère.. Il resta agenouillé devant son lit, ne  sachant que dire. Soudain, une paix merveilleuse l'envahit et sa détresse fit place à une grande joie. Ce n'était pas une joie bouillonnante et débordante, spectaculaire. Elle était calme, mais pénétrante. Il sut que son péché d'entêtement avait été pardonné

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