XI



De temps en temps, Frédéric relut les lettres qu'il avait écrites ou reçu pendant la guerre. A cette occasion des souvenirs revenaient, les uns joyeux, les autres tristes. Il s’étonna : comment ai-je pu sortir indemne de toutes ces situations ? Comment ces écrits ont-ils pu subsister ? Quelques-uns se sont trouvés longtemps dans la poche de sa veste si souvent trempée, quand il devait traverser des rivières, etc.…

Puis de petites feuilles, arrachées à un agenda, lui tombèrent dans les mains. L'écriture, par suite de l'humidité, était devenue presque illisible. Mais Frédéric arrivait à déchiffrer ces feuillets. C'était des poèmes que Paul Bendt, son frère en la foi, avait écrits pour lui, le quatrième dimanche de l'avent de l'année mille neuf cent quarante-trois, lorsqu'ils arrivèrent en Russie, dans un wagon. Frédéric avait lu ces poèmes très souvent, et ils interpellaient toujours à nouveau. 

Particulièrement celui qui exhortait au calme et à la confiance, parlait à son cœur :


"Garde le silence, Oh ! Mon cœur, sois paisible,

Tu ne dois pas être triste.

La volonté de ton Dieu ne doit-elle pas non plus être la tienne ?

Sois en paix mon coeur, Garde le silence.

"Et si tu es contrarié dans tes propres désirs et projets,

Il te conduit sur ses sentiers,

pourtant sur la bonne voie !

Garde le silence, oh ! cœur, Garde le silence

Fais taire en toi ce qui ne le désire pas.

Laisse briser,

Laisse plier ce qui Lui refuse l'accès !

Garde le silence, oh ! cœur, garde le silence.

Considère donc en silence,

Combien Jésus t'aime,

Et puise dans Son abondance,

Prends grâce après grâce !

Garde le silence, Oh ! cœur, garde le silence."


Frédéric se tint un moment immobile, méditant ces paroles. Finalement, il trouva dommage de laisser ces poèmes chez lui dans un tiroir alors que d'autres, pourraient certainement aussi y puiser du réconfort. Il serait bon de les publier. Mais qui les imprimerait ?

Subitement Frédéric se souvint de la revue des «Eglises évangéliques libres» :»der Gärtner» («Le Jardinier»), qui lui était parvenue. Sans hésiter, il envoya les poèmes à la rédaction, à Witten.

Maintenant Frédéric attendait, curieux de voir ce qu'il en adviendrait. Pendant ce temps, il se demandait aussi ce que Paul Bendt était devenu. Ce dernier avait été condamné à une «mise à l'épreuve au front» injustement, à cause de son témoignage pour le Seigneur. Avait-il revu sa patrie terrestre ou était-il déjà dans la patrie céleste, vers laquelle Frédéric était encore en route ? 

Puis on informa Frédéric que les poèmes seraient publiés.

Peu après, à son grand étonnement, il tint dans ses mains une lettre de Paul Bendt. Par la grâce de Dieu, il avait aussi été gardé pendant la guerre, après avoir tout surmonté. Il vivait à Wuppertal et avait lu les poèmes dans la revue «der Gärtner».

Cette circonstance ne permit pas seulement à ces deux frères de reprendre contact, mais aussi, comme il est dit dans le poème, de constater que «…leurs cœurs devinrent plus paisibles dans le Seigneur». Les événements leur révélaient comment le Seigneur savait les conduire merveilleusement.


* * * *

Les liens avec la communauté méthodiste de Francfort, où Frédéric avait survécu avec d'autres croyants, à un terrible bombardement, ne furent pas rompus après la guerre. Au contraire il en résulta une collaboration fructueuse, au point qu'un groupe de jeunes de cette communauté vint en Alsace pour rendre visite à l'assemblée que fréquentait Frédéric.

Malheureusement, les rapports avec cette communauté de Francfort furent ébranlés par la suite. Tout a commencé par une information dans le bulletin paroissial, que Frédéric avait lu. D'abord il n'en croyait pas ses yeux. Dans ce bulletin on écrivait que l'église avait été vendue aux musulmans, qui l'avaient transformée en mosquée. Là-dessus Frédéric écrivit au pasteur de Francfort, et demanda de plus amples renseignements. Il les reçut peu de temps après.

Le pasteur l'informa que la ville avait proposé à la communauté  deux terrains à bâtir pour l'église. Ensuite cette dernière avait été vendue par la ville aux musulmans.

Bon ! La vente de l'église aux musulmans ne s'était pas fait directement par la communauté. Cela diminuait un peu la gravité de la chose. Mais ceci ne satisfaisait aucunement Frédéric. Il ne comprenait pas qu'une maison de Dieu pût être vendue à des musulmans. En plus, c'était cette église où, des années auparavant, environ deux cents croyants étaient sortis indemnes d'un bombardement ! Cela dépassait son entendement. Il en fut très, très triste…

****

Environ cinquante ans après la fin de la guerre, Frédéric, alors qu’il rentrait d'un voyage arriva à proximité de l'endroit où se situait l'entreprise de jardinage du patron athée et sympathisant nazi. Frédéric fit un crochet parce qu'il était curieux de revoir l'entreprise et la manière dont elle avait évolué. En même temps, il pensait y acheter, pour un mariage dans sa communauté, un beau bouquet de roses.

Mais quand Frédéric pénétra dans l'entreprise, il resta sans voix. Pendant quelques minutes, il n'arriva pas à prononcer une seule parole. Celle-ci était ruinée et tombait en friches. Il se souvenait des efforts qu'il avait fournis dans ce lieu. Comme tout y prospérait à l’époque ! Il eut subitement le cœur lourd. Il s'informa au sujet de l'ancien chef, et il reçut la réponse qu'il attendait en fait : «Il est mort depuis longtemps». «Et sa fille, où est-elle ? Est-elle donc l'actuelle propriétaire de l'entreprise? » Questionna encore Frédéric. On lui répondit : «Elle était la propriétaire». «Pourquoi dites-vous « Elle était ? » Demanda encore Frédéric. Il apprit qu'elle avait repris l'entreprise de jardinage après la mort du père, mais qu'elle était elle-même décédée depuis quelques mois. 

Frédéric essaya d'en savoir davantage à son sujet car c'était la seule personne qui posait des questions sur la foi. Et, bien qu'il la renseignât volontiers, elle ne le dénonçait pas.

Oui, lui dit-on, elle était parvenue à la foi au Seigneur Jésus peu après la fin de la guerre. Malgré le tableau désastreux qu'il avait devant lui, Frédéric fut heureux qu’elle trouva le chemin du salut.

Néanmoins, il ne put oublier ce triste spectacle, et il y vit un jugement de Dieu. Ses pensées retournèrent vers le passé, tous les événements malheureux lui revinrent en mémoire et il put les revivre en esprit.

Au bout d'un moment il secoua la tête et se dit : «Non, je ne voudrais pas effacer de ma vie tout ce que j'ai vécu de pénible ici et dont j'ai maintenant le triste résultat devant les yeux. C’est une partie de mon existence, et c'est pour moi une preuve supplémentaire qu'on ne se moque pas de Dieu et qu'il est bon de se mettre de son côté».


* * * *


Après sa conversion, Frédéric resta toujours fidèle au Seigneur qui l'avait porté au milieu de tant de dangers et de détresses, même s'il ne comprenait pas toujours ce qui arrivait. Mais il est certain que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu. Il savait que le bien n'était pas toujours ce que lui considérait comme tel. Comment et où Dieu l'avait conduit, voilà ce qui est bien. Frédéric admettait que ses connaissances personnelles étaient imparfaites mais que Dieu supervisait toutes choses et voyait plus loin que lui. Il prit au sérieux la parole du prophète Esaïe ; «Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos voies ne sont pas mes voies, dit l'Eternel. Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies, et mes pensées, au-dessus de vos pensées». (Chapitre 55, versets 8 et 9). Frédéric eut pleine confiance en son Seigneur et se tint comme un instrument utile, à sa disposition dans la communauté qui est actuellement, selon l'Ecriture, le corps visible du Seigneur Jésus.


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En 1980, il assista à une conférence à Marseille et apprit là-bas par un orateur la détresse, la persécution et l'emprisonnement dont souffraient, en Russie, les communautés chrétiennes fondées sur la Bible. Cela le bouleversa, d'autant plus qu'il connaissait une partie de la Russie. Ses pensées y revenaient toujours. Autrefois il avait dû combattre dans cet immense empire pour des motifs humains douteux. Maintenant il voulait combattre dans le domaine spirituel comme volontaire. Puisqu’il ne pouvait lui-même aller en Russie, il chercha une possibilité pour évangéliser et aider matériellement ce pays.

Finalement, il entra en relation avec l'œuvre missionnaire qui a édité cette biographie. Dans cette collaboration, le désir de ses jeunes années, à savoir de devenir missionnaire, fut exaucé sous une autre forme.

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