Pierre Chaillet - la résistance spirituelle

Dans un article publié par le Figaro le 15 août 2024, retour  la vie et l'engagement de ce jésuite Pierre Chaillet pendant la Seconde Guerre mondiale. Directeur des « Cahiers du Témoignage chrétien », une revue clandestine, il s'opposait au nazisme en défendant les principes de l'Évangile.

Le 27 janvier 1943, Chaillet est arrêté par la Gestapo alors qu'il se rendait à un local d'une association caritative. Grâce à son courage et à une ruse, il parvient à échapper à l'arrestation. Originaire d'une famille de cultivateurs, il devient prêtre après une formation théologique approfondie. Dès 1938, il prend conscience des dangers du nazisme et s'engage activement dans la résistance.

Chaillet fonde les "Cahiers du Témoignage chrétien" pour éveiller les consciences sur le péril national-socialiste et pour soutenir les Juifs persécutés. Sa première publication en 1941 appelle à résister au nazisme au nom du Christ. La revue, qui attire l’attention sur l'antisémitisme et les rafles, connaît un succès croissant, se diffusant largement en zone libre.

En plus de son travail d'écriture, Chaillet participe à des actions concrètes pour sauver des Juifs, en collaborant avec l'Amitié chrétienne. Sa résistance spirituelle et son engagement humanitaire lui valent d'être surveillé par les autorités. Malgré les risques, il continue à publier les Cahiers jusqu'à la fin de la guerre, abordant des sujets politiques tout en promouvant l'idée d'une Europe fédérale.

Chaillet est ainsi reconnu comme un héros méconnu de la Résistance, illustrant la puissance de la foi face à l’oppression.

Pierre Chaillet, la Résistance spirituelle

Le père Chaillet dirigea les « Cahiers du Témoignage chrétien », une revue clandestine opposant au fléau nazi les principes de l’Évangile.


Le 27 janvier 1943. En ce matin d’hiver, un prêtre presse le pas dans les rues occupées de Lyon. Arrivé rue Constantine, à deux pas de l’hôtel de ville, il frappe à la porte d’un petit local. Mais c’est un policier allemand qui lui ouvre. Il fait mine de s’être trompé d’étage. Trop tard. Pierre Chaillet est arrêté.


Ce jésuite était recherché depuis plusieurs mois. Pourtant, la Gestapo n’avait nullement prévu de lui tendre un piège ce jour-là. L’objectif de la descente rue Constantine était d’inspecter les locaux de l’Amitié chrétienne, une association caritative soupçonnée de couvrir des activités clandestines. Le père Chaillet en est bien le gérant. Cependant, se sachant recherché, il ne s’y rendait plus qu’à de rares occasions… et s’est jeté dans la gueule du loup.


Conduit de force à l’Hôtel Terminus, il est aligné face à un mur avec quatre de ses collaborateurs. Mais le père Chaillet ne manque pas de courage. Par chance, il est vêtu d’une pèlerine lui couvrant les épaules et les bras. Avec d’infinies précautions, il extrait discrètement des papiers compromettants de son portefeuille et les mâche méthodiquement. Puis il insiste. Il n’est qu’un curé ordinaire ! Il y a erreur sur la personne ! Chance, audace ou Providence ? Toujours est-il que la ruse fonctionne. On le relâche, comme par miracle…


La Gestapo prit-elle un jour conscience de son erreur ? Klaus Barbie l’aurait sans doute amèrement regretté, tant les œuvres de ce jésuite intrépide et passionné donnèrent du fil à retordre aux Allemands et à la police française. Fondateur de la revue clandestine Cahiers du Témoignage chrétien, Pierre Chaillet s’efforça par sa plume d’éveiller ses contemporains au danger de l’idéologie national-socialiste et n’eut de cesse de porter secours aux Juifs et aux persécutés. « Témoin exemplaire des exigences évangéliques », selon sa biographe Renée Bédarida, ce combattant de l’esprit et de la charité occupe une place de choix au panthéon des héros méconnus de la Résistance.


Originaire d’une famille de cultivateurs francs-comtois, Pierre Chaillet intègre le noviciat jésuite en 1923. Passionné de théologie, d’exégèse, d’histoire, de grec et de latin, il suit le cursus d’études ignatien sur les traces de Pierre Teilhard de Chardin ou de Jean Daniélou. Formation qu’il achève, après avoir été ordonné prêtre, au théologat de Fourvière, à Lyon.


Sa longue formation lui a donné l’occasion de séjourner dans divers collèges jésuites et maisons provinciales en Europe. En 1938, dans L’Autriche souffrante, il décrit les persécutions qui frappent les catholiques et les Juifs autrichiens après l’Anschluss. « La révolution hitlérienne est la négation même des bases spirituelles de notre civilisation », écrit-il. Rares seront ceux qui, comme lui, saisiront aussi tôt la gravité du péril nazi.


Après la débâcle, il est nommé professeur au scolasticat jésuite de Fourvière, à Lyon. Résignés dans la défaite, un grand nombre de Français qui n’aspirent qu’à la paix s’abandonnent selon ses mots à une « confiance bourgeoise et chrétienne dans le mythe du Maréchal ». Le Jésuite, lui, voit le danger mortel qui menace les corps et les âmes. En mai 1940, des dizaines de milliers de réfugiés, dont un grand nombre de Juifs, ont été jetés sur les routes. Sans argent, papiers, ni logements, ils manquent de tout. Quand ils ne sont pas internés dans des camps en zone libre. Critique, leur situation devient vite dramatique avec les premières lois antijuives prises dès l’automne 1940.


Devant cette misère et cet affaissement moral, il faudrait que les catholiques restent murés dans un silence complaisant ? Le père Chaillet ne saurait souffrir pareille démission. Il y a urgence à éclairer les consciences ! Mais comment s’y prendre ? Tout bascule avec la rencontre d’Henri Frenay, à Fourvière, en mai 1941. Le futur fondateur du réseau Combat propose à Chaillet d’écrire une chronique religieuse dans Petites ailes, une feuille clandestine bientôt rebaptisée Vérités. Sous le pseudonyme de « Testis », le père sonne la charge contre la bien-pensance et la quiétude des milieux chrétiens. Par les arguments non de la politique mais de la foi, il s’efforce d’éveiller les esprits anesthésiés.


Bientôt, Frenay fonde le quotidien clandestin Combat, l’organe de presse du mouvement éponyme. Vérités disparaît. Pierre Chaillet décide alors de créer son propre journal, dont l’objet sera de promouvoir non point l’action militaire - que par ailleurs Chaillet ne réprouve pas -, mais les armes de la foi. Face au nazisme, il s’agit d’opposer un front de résistance spirituelle ou, selon ses termes, « le Front invisible et invincible des âmes ». Plus tard, Frenay dira que les Cahiers du Témoignage chrétien auront été le versant spirituel de Combat.


Pour venir en aide aux Juifs et aux réfugiés harcelés par Vichy, le père Chaillet rejoint l’Amitié chrétienne à Lyon. Cette œuvre de charité réunissant catholiques et protestants ne tarde pas à développer toute sorte d’activités clandestines. Un véritable laboratoire de faux papiers est mis sur pied. Des filières sont constituées pour cacher les persécutés et organiser des départs vers la Suisse.


Le premier opuscule des Cahiers paraît en novembre 1941. Les 18 pages - d’où le nom de « cahiers » - sont presque entièrement rédigées par le père Gaston Fessard sous le titre France, prend garde de perdre ton âme. Le ton est donné. Ce vibrant appel à s’opposer au nazisme au nom du Christ est diffusé dans les réseaux de l’Amitié chrétienne et de Combat. Composée presque exclusivement des jésuites de Fourvière, l’équipe de contributeurs est bientôt rejointe par des protestants, notamment le pasteur Roland de Pury. D’où le choix de l’adjectif « chrétien », préféré à « catholique ».


Cinq numéros des Cahiers paraîtront en 1942. Ils insistent sur la condamnation absolue de l’antisémitisme comme radicalement contraire à la foi chrétienne et la honte que représentent les rafles et les déportations. Il faut dire que la situation s’est aggravée après le retour de Laval à Vichy en avril 1942. Le port de l’étoile jaune a été imposé en mai. Surtout, les autorités françaises ont accepté de livrer les Juifs étrangers réfugiés en zone libre.


Les rafles se multiplient. Parqués dans les camps de Compiègne ou de Drancy, les Juifs sont ensuite déportés à l’Est. Un vif sentiment d’indignation commence à saisir l’opinion française, notamment après la rafle du Vél d’Hiv’. Les tirages des Cahiers augmentent. Le quatrième numéro, titré Antisémites, est imprimé à 20 000 exemplaires. La petite revue s’échange sous le manteau dans toute la zone libre.


Un sauvetage, orchestré par l’Amitié chrétienne, va alors attirer l’attention des autorités sur la personne du père Chaillet. À la fin du mois d’août 1942, plusieurs membres de l’organisation parviennent à infiltrer le fort désaffecté de Vénissieux, non loin de Lyon, en qualité d’assistants sociaux. Des milliers de Juifs étrangers raflés y ont été entassés sur ordre de Vichy, d’où ils doivent être convoyés vers Drancy.


Les résistants parviennent à extraire une centaine d’enfants, immédiatement munis de fausses identités et dispersés dans des familles. Lorsque la police française s’en aperçoit, il est trop tard. Elle a beau venir réclamer ces petits miraculés, l’Amitié chrétienne, courageusement, refuse. Le cardinal Gerlier, qui a pris la parole publiquement contre les rafles dans le sillage de Mgr Saliège, prend la défense du père Chaillet. Les résistants lyonnais distribuent des tracts dans la ville : « Vous n’aurez pas les enfants ! »


La partie est gagnée. Mais l’Amitié chrétienne est désormais étroitement surveillée. Le père Chaillet est assigné en résidence surveillée pour deux mois. Par la suite, il ne se rendra plus à Lyon que ponctuellement pour ne pas être arrêté. Du reste, les risques ont augmenté depuis que les Allemands franchissent la ligne de démarcation et se sont installés dans cette ville. Désormais, sauveteurs et clandestins risquent clairement leur vie en cas d’arrestation.


En janvier 1943, la police lyonnaise s’empare du stock du septième numéro des Cahiers,Les voiles se déchirent, avant leur distribution. L’arrestation du père Chaillet dans les locaux de l’Amitié chrétienne et sa libération providentielle surviennent quelques jours plus tard. Malgré les risques, le père Chaillet s’entête à publier les Cahiers. Les fascicules sont diffusés jusqu’en Angleterre et en Suisse. Même Radio Londres s’en fait l’écho.


Le Jésuite lance une seconde publication clandestine avec André Mandouze dans le courant de l’année 1943, le Courrier français du Témoignage chrétien. Avec son format de plusieurs dizaines de pages d’une grande rigueur doctrinale et intellectuelle, les Cahiers ont quelque chose d’austère. Plus court et plus accessible, le Courrier aborde des sujets plus politiques et concrets : refus du STO, limites de l’obéissance à Vichy, danger du communisme… Les responsables syndicaux chrétiens s’empresseront de le distribuer dans les milieux ouvriers.


À partir de 1944, alors que la défaite du Reich se dessine, les Cahiers prennent eux aussi un ton plus politique. Les numéros Exigences de la libération et Espoir de la France préparent les esprits et les cœurs à l’indépendance recouvrée. On y retrouve deux thèmes majeurs : la critique du communisme et la promotion du rêve fédéraliste européen. « Mon Père, vous avez été notre 18 Juin spirituel », écrira Robert Schumann au jésuite.


Mais le numéro qui eut le plus grand retentissement fut sans nul doute le onzième. Publié à la fin de l’été 1943 et tiré à 85 000 exemplaires sous le titre Où allons-nous ?, il reproduit de larges extraits d’un admirable message de résistance de Bernanos, exilé au Brésil. « Le signe fatal pour nous tous, écrit le tempétueux écrivain, ce n’est pas que les chrétiens soient moins nombreux, c’est que le nombre des chrétiens médiocres augmente. » Bernanos n’avait pourtant pas toujours été tendre avec les jésuites. Comme Pascal dans ses Provinciales, il les avait souvent présentés dans son œuvre comme des personnages faux et hypocrites. Il faut croire que Pierre Chaillet lui avait fait revoir son jugement.

Le Figaro - 15 août 2024

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