VII


la mi-mars la  tension augmenta aussi dans le secteur nord du front. L'armée russe se manifestait de plus en plus par des attaques. Frédéric, qui avait déjà été confronté à de telles offensives sur le secteur moyen du front, savait à quoi s'en tenir. En y repensant, il soupirait souvent profondément. L'uniforme était déjà un symbole pour la situation : gris très gris ! Frédéric s'efforça néanmoins de ne pas regarder aux circonstances et de ne pas se laisser décourager par celles-ci. Il voulait cheminer, même sur cette route pénible de la guerre, en regardant au Seigneur. Comme on était dans la période de la Passion, le cantique suivant lui revenait souvent en mémoire : .


"Viens à la croix. Pèlerin fatigué,

Auprès de la croix tu peux faire halte

Là est le repos.

Sous les verges du jugement

Regarde à la croix Où pour toi souffre,

Pour toi se vide de son sang

L'Agneau de Dieu.

A la croix celui qui est pur

A payé le prix de ton péché,

Vois comme t'aime Le Fils de Dieu !

Là il calme ton ardent désir,

Il guérit ta douleur.

Tu y recevras la Paix, Cœur fatigué.

Réconfort, pardon, vie éternelle

Coulent à la croix vers toi,

Près de la croix tu trouveras

Le repos du ciel"

 (Cantiques semblables en français : dans "sur les Ailes de la Foi" n°220…"Viens à la croix."…"n°221 : "Oh ! Viens à moi, ton Sauveur."…"n°248 : "Apporte sur le calvaire tes pesants fardeaux", etc.) 

…chanter ou réciter ce cantique, mais son cœur tout entier y était. Il exprimait son expérience de la foi, et cela le réconfortait. Entre-temps le mois de mars touchait à sa fin. Au front nord la terre était toujours couverte de glace et de neige et Frédéric était reconnaissant pour tout abri sec qu’il trouvait.

En fin de compte la grande offensive russe redoutée n'eut pas lieu. Au contraire il y eut un répit dans les combats. Néanmoins, Frédéric et ses camarades demeurèrent vigilants, surtout la nuit. Ce moment était utilisé par eux, aussi bien que par l'ennemi, pour des «opérations» spéciales. En outre, la régression des combats n'était pas une garantie que l'offensive n'aurait pas lieu quand même. Lorsqu'il y eut à nouveau une attaque et que beaucoup de sang coula, il se posa la question de savoir s'il devait le relater en écrivant à la maison. Bientôt il secoua la tête. Non, il ne le ferait pas. Il lui répugnait d'avoir à faire davantage avec ses terribles passes d'armes. Il désirait les oublier aussi vite que possible. C'était déjà assez grave que des enfants de Dieu soient obligés de se servir de «fers à tirer». Malheureusement, eux-mêmes ne sortaient pas non plus indemnes dans leur conscience de tout ce qui se passait. C'est pourquoi il ne voulait pas raconter les massacres, ce qui n'édifiait personne. Il préférait s'arrêter à la manière dont le Seigneur guidait toutes choses dans sa grâce, au sein de ce terrible chaos. C'est à Lui seul qu'il devait d'être encore en vie. 

* * * *

Dans les derniers jours du mois de mars, le côté russe redevint actif. Frédéric, de même que ses camarades, étaient continuellement engagés dans l'infanterie, au cœur du combat. Avec l'artillerie lourde, les affrontements furent particulièrement durs. Pourtant, ils n'arrivèrent pas à déloger les Russes de leurs positions. Au contraire, nous dûment reculer face à eux. Plus tard, il nous sembla avoir de nouveau l’avantage sur les Russes mais, pour finir, nous nous repliâmes. Cela se passa ainsi plusieurs fois, et les pertes étaient importantes. Il y eut des blessés et des morts.

De plus, à chaque fois que nous reculions, il nous fallait (hormis Frédéric, un adjudant et cinq hommes) franchir une rivière dont le pont était détruit. Grâce à quelques pierres et morceaux de murs qui émergeaient de l'eau, ils fabriquèrent une passerelle de fortune. Elle était construite à l’aide de madriers qui n'étaient pas très résistants. Lorsqu'on passait dessus, ils fléchissaient au point que les hommes étaient dans l'eau jusqu'à la poitrine. Finalement ils ne purent plus maintenir leur position et ils durent se retirer au-delà de la rivière.

Mais le soir ils reçurent l'ordre d'effectuer une contre-offensive. Frédéric posa les planches et pensa : « Si tu cours dessus d'un pied léger, elles ne se plieront pas, et tu arriveras sec sur l'autre rive : Un bon plan. » Mais il ne vit pas que les planches étaient couvertes de verglas. En courant, il dérapa et glissa dans l'eau jusqu'au cou. Avec peine, il atteignit l'autre rive et il ne trouva ni l'occasion ni le temps de se changer. Il put seulement se secouer un peu et vider ses bottes. Puis il dut à nouveau courir.

Lorsqu'ils eurent atteint la tranchée et l'eurent suivie un certains temps, l'artillerie allemande démarra un feu roulant. Seulement ce n'était pas les lignes ennemies qu'elle bombardait, mais exactement l'endroit de la tranchée où se trouvaient Frédéric et ses camarades. Il ne manquait que cela à  leur malheur ! Ils n'y comprenaient plus rien. Ils venaient d'échapper aux attaques ennemies et voilà que maintenant leurs propres camarades leurs tiraient dessus ! Cela  était-il possible ? 

Frédéric chercha refuge auprès du Seigneur. Il fit monter une rapide prière vers Lui, et ils se retirèrent en vitesse. Revenus au bord de la rivière, ils constatèrent avec soulagement qu'aucun d'eux n'avait subi un dommage. Maintenant ils attendaient les prochaines directives.

Environ une heure plus tard, l'adjudant apparut avec l'ordre de partir. Ils se retirèrent et se joignirent à la compagnie qui avait entrepris une attaque du côté opposé. Les Russes furent repoussés non sans avoir fait subir de fortes pertes à l’armée allemande. 

Ensuite, avant d'être emmenés dans leur cantonnement, on leur servit un repas chaud, et ils furent ravitaillés. Dans cet abri, Frédéric put enfin retirer son uniforme trempé pour le faire sécher. Revêtu d'un caleçon sec, il dormit au chaud près du poêle. Cela fut pour lui un vrai bienfait et il fut reconnaissant de ne pas avoir contracté une maladie.

En silence, il pensait : «Combien l'homme se réjouit avec peu, s'il n'a pas grand chose. Pouvoir se reposer avec un caleçon sec devient alors un grand bienfait ! »

Le lendemain matin, on les cantonna à nouveau au camp de la forêt qui leur servait d'abri depuis des semaines. Mais au cours de la journée, Frédéric reçut l'ordre de participer la nuit suivante à une nouvelle opération, ce qui ne lui procura aucune joie.

Il l'exprima dans une lettre : «…J'espère ardemment un changement radical de ma situation. J'ai horreur de l'esprit de meurtre qui règne ici. La puissance du Mal est vaincue depuis Golgotha. Le Seigneur Jésus connaît les désirs de ceux qui craignent Dieu, ainsi que la situation qu’ils vivent et qu’ils n’ont pas choisi. Ce n'est pas un secret pour Lui. Ils ne veulent pas ce qui arrive. Il entend aussi les cris de ses enfants. Mais quand l'horreur prendra-t-elle fin ? » 

* * * *


Une nuit, Frédéric se retrouva dans une unité pionnière munie d'artillerie lourde. Ils creusèrent un fossé en face d'une «position en hérisson». C'était assez calme. De temps en temps seulement il y avait quelques coups de feu de tireurs d'élite russes qui atteignirent plus d'un soldat allemand.

A côté de Frédéric il y avait un homme marié, qui avait trois enfants dont il parlait souvent et en détail. Ceci était une preuve qu'il les aimait beaucoup. Ce camarade était toujours en train de fumer la pipe.

Frédéric le mit plusieurs fois en garde. «Laisse cela !», Disait-il, «Ne sais-tu pas quel danger s'y rattache ? Imagine que les tireurs d'élite voient ton briquet ! Veux-tu devenir une de leurs cibles ?»

Le soldat ne l'écouta pas, et il fut, peu de temps après, atteint mortellement par une balle ennemie. Après cela, il y eut une vive discussion avec d'autres soldats. Finalement l'un d'entre eux dit à Frédéric : «Oui, oui, nous avons compris. Tu es un alsacien.  Ceux-ci sont toujours du côté des vainqueurs».

Frédéric ne comprit pas le sens de cette remarque et essaya de se renseigner. Mais il n’y eut à cela  aucune  explication et il déclara : « Comment cela ? Du côté des vainqueurs ? Nous n'avons pas encore gagné ! L'Alsace a déjà souvent « changé de propriétaire. » Tantôt française, tantôt allemande, celle-ci a été ainsi ballottée entre deux nations. Mon arrière-grand-père était soldat français. Moi, je suis maintenant soldat allemand. Nous les Alsaciens, serions donc les vainqueurs ? .»

Ceci fut interprété comme une «mutinerie» de la part de Frédéric. En guise de punition il reçut l'ordre de «contacter l'ennemi» avec un autre. Frédéric savait que cela équivalait à une condamnation à mort. Non, il n'était pas lâche. Il avait mis sa vie en ordre et l'avait remise dans la main du Seigneur Jésus : s'il permettait qu'il soit atteint au cours du combat par une balle ennemie, c'est qu'il devait en être ainsi. Mais risquer sa vie de cette manière, cela, il ne le pouvait pas et ne le voulait pas non plus. Il refusa donc d'obtempérer, bien qu'il sût que ceci pouvait lui valoir d'être fusillé selon la loi martiale.

C'est pourquoi les camarades furent stupéfaits lorsqu'ils entendirent le «non» décidé de Frédéric. En même temps ils regardaient avec curiosité du côté de celui qui avait donné l'ordre. Qu'allait-il faire maintenant, celui-là ?

Ce dernier n'avait manifestement pas escompté une telle réaction, et il resta sans voix pendant plusieurs secondes. Lorsqu'il voulut ouvrir la bouche un coup de feu déchira le silence de la nuit et l'officier s'écroula. Il venait d'être abattu par un tireur d'élite qui l'avait atteint à la tête.

Frédéric et les hommes qui se tenaient là furent tellement effrayés qu'ils n'arrivèrent tout d'abord pas à bouger. Alors Frédéric saisit l'homme à terre et essaya de le reculer et de le sortir de la ligne de mire ennemie dans l'espoir qu'il pourrait encore être sauvé.

Un autre soldat lui donna un coup de main. Sur leur chemin de retraite ils durent traverser à gué trois rivières glacées. Les uniformes de Frédéric et de son camarade gelèrent sur eux, de sorte qu'on croyait toucher de la tôle.

Revenu à son poste, Frédéric ne reçu aucun témoignage de gratitude pour son acte héroïque. L'officier constata simplement qu'il avait abandonné sa position et sa mitrailleuse. Le fait que Frédéric fut horriblement fatigué et qu'il aurait pu dormir debout ne l'intéressait nullement. «Si tu n'as pas rapporté la mitrailleuse d'ici ce soir», hurla l'officier, «tu passeras devant un conseil de guerre rapide. Tiens-le-toi pour dit !»

Le cœur lourd et avec une brève prière silencieuse : «Seigneur, aide-moi !», Frédéric repartit. Il avait bien besoin du secours du Seigneur car ce qu'il fut obligé de voir et de faire, sur le chemin vers son poste, dépassait ses forces ; ceci le fit frissonner au plus profond de lui-même. Il était obligé, pour ne pas être atteint à son tour par une balle ennemie, de rester dans la tranchée. Dans le fond étaient couchés des camarades morts, qui avaient entre-temps été bombardés de projectiles. Certains étaient dans un piteux état. Tout d'abord, Frédéric, à la vue de ce terrible tableau, fit un bond en arrière. Mais ensuite il se reprit et franchit, parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire, les corps des camarades tués…

Et si tout cela, il l'avait subi pour rien ? Et si quelqu'un, entre-temps, s'était emparé de sa mitraillette ? Frédéric sentit son estomac se nouer et il pressa le pas. Quand il arriva à proximité de la «position hérisson», il vit que la mitraillette était toujours à l'endroit où il l'avait laissée. Il fut immédiatement soulagé, mais seulement pour un moment.

Ensuite, il se posa la question : «Ne serait-ce pas un Russe qui aurait repéré la mitrailleuse et qui attend le moment où elle sera récupérée ? Le récupérateur serait une proie facile !» Du coup, l'estomac de Frédéric se noua plus encore que précédemment.

Avec prudence,  comme un lynx s'approchant de sa proie, Frédéric se faufila vers l'instrument infernal. Il le saisit et le traîna derrière lui. Maintenant il s'avéra que ses craintes n'étaient pas sans fondement. On ouvrit le feu sur lui et les balles sifflaient au-dessus de sa tête.

Manifestement, lui qui valait aux yeux des hommes, moins qu'une goutte d'eau, semblait être précieux pour le Père céleste. Il étendit aussi dans cette situation Sa main protectrice sur lui, et Frédéric parvint indemne au camp.

Maintenant  le texte du jour lui revint en mémoire : Exode 14, verset 14 : «L'Eternel combattra pour vous, et vous, gardez le silence». Frédéric ne put que joindre les mains avec reconnaissance.

Néanmoins, il ne se réjouit pas longtemps de cette protection providentielle. Le poste où il se trouvait devint finalement la cible des Russes. Sur les trente-cinq hommes qui, le matin, allèrent au combat, il n'en resta plus que cinq en vie le soir. L'un d'entre eux était Frédéric. Ceci ne sembla pas plaire à l'officier : «Viens ici, espèce de tr…», hurla-t-il. Frédéric obéit à l'injonction et reçut alors l'ordre suivant : «Eloigne-toi de moi de dix pas !»

Frédéric ne voulut pas s'y opposer. Mais, avant de partir, il se retourna et il constata, à son grand effroi, que l'officier avait tiré son pistolet et qu'il le visait. Ce que n'avait pu faire l'ennemi à cause de la protection du Seigneur, l'officier s'apprêtait manifestement à l'exécuter.

« Cours »! Cria le gradé. «Cours, toujours droit devant toi. Ne dévie ni à gauche et ni à droite ! Va !»

Que restait-il à faire à Frédéric ? Il ne voyait pas d'issue. Maintenant sa dernière heure sur terre était arrivée. Il partit et…tout à coup, il entendit un claquement. Mais cela ne provenait pas du pistolet de l'officier ; le bruit était bien plus fort que celui d’une simple arme. Néanmoins Frédéric fut projeté à terre. Etait-il mort ?

Pendant plusieurs secondes, il ne sut le dire. Ensuite il réalisa qu'il était encore en vie. Il se retourna lentement, et vit l'officier également étendu à terre.

Peu à peu Frédéric comprit la situation. Ils avaient été l’objet d'un feu roulant par l'artillerie ennemie. Des obus éclataient au-dessus d'eux. Par la violence de l'explosion, ils avaient été projetés à terre. Après un bref examen, ils reconnurent qu'ils avaient surmonté cette attaque sans dommage et de merveilleuse manière.

Lorsqu'ils se furent relevés et mis en sécurité, Frédéric fut appelé chez l'officier. Avec des sentiments très mitigés, Frédéric obéit à l'ordre. Qu'est-ce qui l'attendait ? Est-ce que l'officier voulait achever ce qu'il avait commencé avant d'être interrompu ?

«Si c'est cela», se dit Frédéric, «il aurait mieux valu que je périsse au cours de l'attaque. Il trouvait que c'était grave d'avoir été gardé des balles ennemies et de devoir être abattu par une balle venue de ses propres rangs.

Néanmoins, Frédéric fut étonné. Aucune insulte ne franchit les lèvres de l'officier. Il s'était aussi beaucoup radouci et s'adressa même à lui en l'appelant par son nom. Ensuite il lui confia des tâches qui exigeaient la présence constante de Frédéric à ses côtés.

Pourquoi cela ? Frédéric réfléchit beaucoup mais ne trouva pas d'explication satisfaisante. Tout au plus, mais cette idée lui répugnait, l'officier le considérait peut-être comme un porte-bonheur vivant. Il pensait peut-être : «ce Waechter arrive toujours à s'en tirer, et si je l'ai près de moi, je m'en tirerai aussi...»

Quoi qu'il en soit, Frédéric ne savait pas au juste si c'était cela. Mais il constatait que sa fonction auprès de l'officier représentait aussi des avantages pour lui et qu'elle était utilisée par Dieu pour sa protection.

Ceci fut confirmé environ trois semaines plus tard, lorsque Frédéric fut désigné pour faire partie d'un commando qui devait déplacer des mines. Dès que l'officier en eut pris connaissance, il intervint en sa faveur, afin qu'il fût déchargé de cette mission.

Des heures après le départ du commando, il y eut une terrible explosion et les hommes furent projetés en l'air. Tous n'étaient pas morts, mais les survivants furent grièvement blessés et une grande partie d'entre eux avait perdu la vue. 

Plus tard on apprit que l'accident avait été occasionné par deux soldats ivres du commando. L'un d'entre eux avait voulu montrer à son camarade avec quelle précision les mines étaient réglées. Ce faisant, il appuya sur le détonateur dépouillé de sa sécurité. La mine explosa et le malheur arriva. 

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