VIII


C'était dimanche. L'histoire de la mine ne datait que de quelques jours, et Frédéric rendit grâces, pendant son moment de recueillement, pour la protection vécue une fois de plus. Il pensa aussi qu'en ce jour, des hommes se décidaient pour le Seigneur Jésus, et il s'en réjouit.

Sa joie n'était pourtant pas sans nuage, car Antoine, son ami et frère dans le Seigneur, avait été blessé au pied et à la hanche par ces mines qui avaient sauté, il y a quelques jours. Antoine souffrait beaucoup. Frédéric était en contact épistolaire avec lui et avait appris qu'il n'allait pas bien. Les plaies n'étaient, à vues humaines, pas mortelles, mais elles étaient assez sérieuses pour exiger une longue guérison. C'était là où le bât blessait. Antoine laissait derrière lui un vide dans la vie de Frédéric : Ce dernier n'avait plus personne avec qui méditer et avoir une communion de prière. C'était pour lui une grande perte. Mais il ne devait pas sombrer dans la tristesse qui n'avait pour seul but que de le tirer vers le bas, vers le découragement.

Même si Antoine n'était plus avec lui, le Seigneur se tenait toujours à ses côtés. Il voulait regarder à Lui, maintenant tout particulièrement.

En outre, Frédéric prit conscience que les croyants ne sont pas exempts de l’épreuve et qu’il n’est pas toujours dans le plan de Dieu de leur épargner tous les maux, qu'ils ne devaient pas compter nécessairement sur une protection. Le Seigneur peut aussi permettre pour eux détresse et mort. Il pensa à Job, le fidèle homme de Dieu. Il se souvint aussi du douzième chapitre du livre des Actes. Là il est relaté qu'on tua l'apôtre Jacques alors que Pierre vécut une délivrance miraculeuse de sa prison. Ils ont été conduits très différemment. Et pourtant ils n'étaient pas traités injustement par Dieu. Tous les deux ont servi à la gloire de Dieu. D'un côté le monde devait voir comment on pouvait souffrir et mourir avec le Seigneur. Il devait constater que les croyants n'allaient pas à la catastrophe quand ils mouraient mais qu’ils entraient dans la maison paternelle céleste. D'un autre côté il devait aussi se rendre compte des interventions miraculeuses du Seigneur. 

Ensuite Frédéric retira de sa poche intérieure une carte d'un frère en la foi et lut, en priant, les couplets suivants : 

1)"Seigneur, laisse-moi être une harpe,

Gardée par ta sainte main !

Ne laisse rien profaner les cordes,

Effleurées par le souffle de ton Esprit.

2) "Encore en moi s'agitent doucement

Les flots des pensées vagabondes.

Oh ! donne que tout en moi fasse silence

Et repose sans bruit à tes pieds.

3)"Jusqu'à ce que, traversée par ton souffle,

Touchée par toi, la harpe tinte,

Et que tout devienne une prière,

Qui monte, vibrante, vers le trône.

* * * *

Au cours de la Semaine Sainte de l'année 1944, Frédéric trouva le temps de réfléchir sur l’œuvre du Seigneur à Golgotha et à la manière dont les hommes ont appréhendé cet évènement. Il arriva à la conclusion que, si beaucoup prétendaient qu'il n'aurait pas été nécessaire que le Fils de Dieu meure pour eux, c'était parce qu'ils se connaissaient mal.

De ce point de vue Frédéric considéra la guerre comme une bonne école.

Celui qui prenait un peu la peine d’ouvrir les yeux autour de lui pouvait se rendre compte de la véritable nature de l'homme.

Frédéric trouva que la vie intérieure de la plupart ressemblait à un désert. Il semblait que rien ne bougeait en eux. Bien que presque tous se disaient chrétiens, ils se comportaient comme s'ils n'avaient jamais rien entendu au sujet de leur responsabilité devant Dieu et du salut en Jésus-Christ.

Il se posait la question : Ne se trouvait-on pas déjà dans la période où la Parole de Dieu est enlevée du monde ? En tous cas on assistait déjà aux signes précurseurs…

Frédéric constata que c'était avant tout le manger, le boire et le plaisir qui étaient les dieux de l'époque. Presque tous se laissaient conduire par eux. C'était pour Frédéric une preuve que l'esprit d'un homme inconverti n'avait pas la moindre sensibilité à l'Esprit d’En Haut. Par contre l’enfant de Dieu, lui, ne pouvait que parler de grâce, s'il gardait l'Evangile dans son cœur.

C'est pour cette raison que Frédéric ne lut plus rien d'autre que la Parole de Dieu. Il ne voulait pas être désapprouvé par le Seigneur et il lui tardait de ne plus avoir à faire avec cette horrible guerre.

Dans une lettre, il écrivit : «…Dans la période actuelle beaucoup de personnes s'enfoncent dans le bourbier et la misère du désespoir, parce qu'elles ne savent rien de la joie de la résurrection, et parfois aussi parce qu'elles n'en veulent rien savoir. Si je ne savais pas que l’œuvre de la croix s’adressait à moi personnellement, je vivrais certainement aussi sans espoir comme tous les autres. Dieu soit loué, il n'en est pas ainsi...»

* * * *


Le jour du Vendredi Saint, les opérations de combat étaient tellement nombreuses que Frédéric ne trouva pas le temps, comme il en avait l'intention, de méditer sur les souffrances du Seigneur Jésus. Ce n'est que le soir qu'il put se retirer, et il se concentra en particulier sur le cinquante-troisième chapitre du livre du prophète Esaïe. Il était content de constater que, déjà environ six cents ans avant Golgotha, Esaïe a décrit avec autant de précision la Passion du Seigneur. Ceci était une preuve que la Bible n'était pas un livre comme les autres, mais la Parole de Dieu et ceci fortifiait sa foi. Qui d'autre que Dieu aurait pu communiquer au prophète cette précision ? Un simple homme n'aurait pas été en mesure de faire de telles prédictions. D’ailleurs, lui, Frédéric Waechter, était incapable de dire ce qui adviendrait ne serait-ce que dans l'heure qui suit ! …

Tout à coup il s'arrêta. Il pensa à l'ordre qu'il avait reçu, ainsi que les autres, pour la nuit du Samedi Saint au Dimanche de Pâques. C'était, comme ses camarades avaient l'habitude de s'exprimer : «un ordre d'ascension», ce qui voulait dire : «Il est très probable que tous y laisseront leur vie. Cette mission consistait à débarrasser un champ de mines déplacé par les Russes. Frédéric fut envahi d'une drôle de sensation. Il lui semblait avoir des papillons dans l'estomac…

Mais quand il se rappela que son Père céleste, Celui qui avait inspiré à Esaïe, connaissait toutes choses, il redevint serein. Il se dit : «Dans son omniscience Dieu sait où sont toutes ces mines. Il peut donc conduire mes pas de sorte que je puisse revenir indemne de cette opération.»

Par précaution il mit quand même ses affaires en ordre. Il confia aux soldats proches la tâche de prévenir ses parents, au cas où cette expédition aurait été la dernière pour lui sur cette terre. Il leur dit aussi comment répartir le peu de choses qu'il possédait.

Lorsque le samedi soir arriva, contrairement à ce qui avait été convenu, cette mission a été reportée et Frédéric ne fut pas envoyé. Il s’en réjouit.

Mais remis ne veut pas dire supprimé. Il reçut l'ordre de se présenter vingt-quatre heures plus tard, donc le soir du dimanche de Pâques, pour désamorcer les mines russes. Déjà dans l'après-midi Frédéric partit voir le champ de mines, où il devait travailler avec d'autres soldats. Un drôle de sentiment s'empara alors de lui. Est-ce que ce terrain miné était le dernier morceau de terre qu'il foulerait ici-bas ? La probabilité était grande et une certaine peur monta en lui, lui serra la gorge, et lui rendit la respiration difficile.

Avant qu'elle ne réussisse à s’emparer de lui totalement et à le déprimer, Frédéric parvint à détacher son regard des circonstances et à le fixer sur le Seigneur Jésus. Il était le vainqueur de la mort. Justement aujourd'hui, à Pâques, on commémorait sa résurrection. Et ce Seigneur ressuscité avait promis que tous ceux qui croiraient fermement en Lui, seraient là où Il était. Et Il était Lui-même la Vie…

C'est pourquoi aussi l'apôtre Paul pouvait dire : «Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur» (Romains 14:8).

Toute la tension intérieure provoquée par la «mission» imminente, ne disparut pas, mais Frédéric devint beaucoup plus calme. Avant de se présenter à dix-huit heures pour l'opération, il se retira dans un coin, et eut un moment de recueillement, en silence, seul.

Et là, la Parole lui fut d'un grand réconfort : «Ne crains point. Je t'ai racheté. Je t'ai appelé par ton nom, tu es à moi».

A l'heure dite, Frédéric se présenta pour la «mission de travail», et il y fut envoyé avec un officier dégradé. Lorsqu'ils atteignirent le champ de mines, celui-ci dit : «Tu es encore jeune, tu as encore la vie devant toi, c'est pourquoi c'est moi qui vais désamorcer les mines. Lorsqu'elles sont désamorcées, je te les passe. Tu les rassembles alors à un endroit. Pendant que je désamorce, tu te tiens éloigné de moi d'environ vingt mètres…» 

Ensuite il se mit au travail. Comme Frédéric l'apprit par la suite, c'était une besogne particulièrement dangereuse parce que les mines étaient différentes les unes des autres. Les unes réagissaient quand on pressait, les autres quand on tirait. Il fallait un coup d'œil expérimenté et une main adroite pour mener à bien cette mission.

Frédéric ne savait pas s'il aurait eu la dextérité nécessaire. Il était très content que l'officier dégradé le maintenait à distance, il reconnut là la main protectrice de Dieu. 

En réfléchissant à tout cela, Frédéric se posait des questions : Qui avait donné l'ordre à l'officier de s'occuper seul des mines ? Est-ce que ce n'était pas là l'accomplissement de la Parole de l'Ecriture, que « le Seigneur dirige les cœurs comme des courants d'eau » ?

L'officier croyait certainement avoir agi de son propre chef. Mais si l’on regardait avec les yeux de la foi, cette pensée avait été mise en lui afin que Frédéric fût protégé. Frédéric prit la résolution de bien graver dans sa mémoire cet événement et les autres qui lui étaient semblables. Dans cette période difficile, il était bon d'avoir des motifs de remercier et de louer le Seigneur. De jour en jour, il constatait combien il était important d'avoir une telle vision des choses. Car rendre grâce préservait de l'infidélité, louer Dieu attirait vers le haut.

Ses camarades qui refusaient le Seigneur, étaient si souvent sans espoir et amers !

* * * *


Dans la nature les premiers signes annonçaient le printemps. Il faisait plus chaud et la pluie s'installa. Bien que Frédéric et ses camarades ne grelottent plus, ils furent confrontés à d’autres problèmes. Avec un temps pluvieux, les routes déjà mauvaises et la terre boueuse qui en résultait, perturbait le déplacement des véhicules. L'eau leur posait aussi des difficultés, elle pénétrait dans leurs abris en terre.

Ces circonstances n'entamèrent pas l'esprit de service de Frédéric. Un matin il entra dans l'abri inoccupé des officiers. Ce dernier risquait de se remplir d'eau complètement. Les lits de camp dépassaient juste de la sombre boue. Frédéric ne réfléchit pas longtemps. Il prit la pompe et sortit l'eau, avec la conviction de faire quelque chose de bien. Mais il s'était trompé. Lorsque le gradé parut, au lieu d'un compliment, il fut sévèrement houspillé. Frédéric n’y comprenait plus rien et essaya d'expliquer la situation à son supérieur. Il n'était pas possible qu'il ait fait quelque chose de déraisonnable en préservant l'abri de l'inondation.

Mais le gradé ne voulut pas accepter l'argumentation de Frédéric. Il maintint que Frédéric avait commis une faute. Son motif : «Tu n'as pas reçu d'ordre pour cela !»

En effet, Frédéric n'en n’avait pas reçu, et par conséquent il se tut. Mais il pensa : «Si c'est ainsi, il ne faut pas s'étonner si tout va de travers. Comment peut-on traiter de cette manière une initiative comme la mienne ? On n'a certainement plus le droit de penser d'une façon autonome !»

Au fond de lui-même Frédéric désirait ardemment être à nouveau avec ses parents, ses frères et ses sœurs. D’après ses calculs, ce désir pouvait bientôt devenir réalité. Quelques-uns, qui étaient venus au front avec lui, avaient déjà été en permission chez eux. Quelques soldats venaient justement de partir. Ainsi Frédéric pensait que son tour viendrait au début ou à la mi-mai.

Cette idée le ragaillardit de telle sorte que la réprimande de l'officier ne l'affecta pas longtemps.

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